La semaine dernière une audience a eu lieu devant le Conseil des Prud’hommes de Bobigny afin de solliciter la requalification du « contrat de partenariat » conclu entre un moniteur de conduite et une plateforme. Si des travailleurs indépendants – dans le domaine du transport de personnes (VTC) ou de la livraison de repas notamment – ont déjà obtenu gain de cause, il s’agit de la deuxième fois qu’un indépendant s’attaque à une plateforme « auto-école ». Me Sarah Balluet, avocate au barreau de Rouen, qui défend l’enseignant de la conduite, nous a accordé un long entretien.
[PermisMag] Bonjour Maître, vous avez représenté un enseignant de la conduite indépendant devant le Conseil des Prud’hommes de Bobigny. Celui-ci demande à ce que son contrat de partenariat soit requalifié en contrat de travail. Pouvez-vous nous présenter brièvement le contexte de cette affaire ?
[Me Sarah Balluet] Bonjour, le contexte de cette affaire est le suivant : Ornikar a mis en place une application permettant notamment à ses clients de réserver des cours de conduite. Elle recrute ensuite des moniteurs auto-école pour dispenser ces cours de conduite à ses propres clients.
Mon client a obtenu son BEPECASER en juin 2015. N’ayant pas réussi à trouver un emploi salarié, notamment en raison de sa qualité de travailleur handicapé. À compter de 2018, il a été contraint de s’inscrire en qualité de micro-entrepreneur afin de pouvoir répondre aux offres d’emploi diffusées par Ornikar sur les réseaux sociaux et sites de recherche d’emploi.
C’est dans ce contexte que mon client a conclu avec Ornikar, un « contrat de partenariat ». Ce contrat définissait les conditions dans lesquelles il pourrait dispenser des cours de conduite à des clients d’Ornikar, ayant réservé des cours de conduite par le biais de l’application Ornikar.
Dans le cadre de ce « contrat de partenariat », et à la demande d’Ornikar, mon client a été contraint de faire l’acquisition d’un véhicule spécifique et aménagé dédié à l’enseignement de la conduite. Chaque mois, il réalisait les prestations d’enseignement de la conduite aux élèves qui lui étaient adressés par Ornikar. Ornikar éditait elle-même les factures sur sa plateforme numérique.
Au total, mon client se voyait reverser 25 € pour chaque heure d’enseignement de la conduite (22 € pour la leçon et 3€ pour la location de son véhicule). Ces heures étaient réalisées à la demande d’Ornikar à un élève qui lui était adressé par Ornikar.
Entre octobre 2018 et décembre 2019, Ornikar était le donneur d’ordres exclusif de mon client qui exerçait donc la totalité de son activité professionnelle au service de cette société. Mon client était donc placé dans un lien de subordination juridique à l’égard de cette plateforme et a donc droit à la requalification de son « contrat de partenariat » en contrat de travail.
Mon client était placé dans un lien de subordination juridique à l’égard de cette plateforme et a donc droit à la requalification de son « contrat de partenariat » en contrat de travail.
Connaissez-vous les raisons qui ont motivé la décision de votre client ?
Votre client a conclu son « contrat de partenariat » en connaissance de cause. Estime-t-il avoir été trompé lors de la signature de celui-ci (sur la rémunération, sur le lien de subordination, sur la protection sociale) ?
Bien sûr que mon client a été trompé ! Tout d’abord, il est important de signaler que ces plateformes telles qu’Ornikar diffusent leurs « offres d’emploi » sur les sites d’offres d’emploi et notamment sur le site Indeed, aux côtés des offres d’emploi de Moniteurs auto-école, entretenant par là une confusion pour les enseignants de conduite.
Ensuite, Ornikar assure et encadre le « lancement » de l’activité de l’enseignant, en lui faisant espérer des revenus conséquents qui en réalité sont bien inférieurs à une rémunération équivalent temps plein.
Puis, l’enseignant de conduite se voit imposer de contraintes telles qu’il n’a ni la possibilité de travailler pour son propre compte (à défaut d’agrément) ni la possibilité de travailler pour une autre plateforme.
Enfin, les enseignants de conduite ne sont pas des professionnels du droit et n’ont pas conscience que, ce faisant, la plateforme élude délibérément l’application des règles du droit du travail. C’est la plateforme qui fixe unilatéralement les tarifs et qui établit elle-même les factures des enseignants ! Manifestement les enseignants sont placés dans une grande situation de dépendance économique à l’égard de la plateforme.
Les enseignants de conduite sont contraints d’accepter de travailler dans ces conditions précaires et illicites lorsqu’ils ne trouvent pas d’autre emploi.
Mon client n’avait à l’évidence, aucune connaissance sur le contenu de ce statut et ses carences lorsqu’il l’a accepté !
En matière de santé et de sécurité au travail, les plateformes ne sont pas soumises aux obligations qui incombent aux employeurs, et les travailleurs indépendants ne bénéficient par définition d’aucun droit de retrait. Et cette question est particulièrement importante au cœur de la crise sanitaire que nous traversons.
Aussi, il est important de rappeler que les non-salariés ne sont couverts contre les accidents du travail que s’ils souscrivent une assurance volontaire. En outre, les indépendants ne sont pas couverts par l’assurance chômage, et la nouvelle allocation aux travailleurs indépendants est soumise à des conditions restrictives qui en excluent de fait la grande majorité des travailleurs de plateformes.
Mon client n’avait à l’évidence, aucune connaissance sur le contenu de ce statut et ses carences lorsqu’il l’a accepté !
Sur quels éléments de droit avez-vous basée votre demande ?
Il résulte de l’ensemble des pièces que nous avons versé au dossier que mon client était placé dans un lien de subordination juridique à l’égard de cette plateforme dans la mesure où :
- La plateforme exerçait sur mon client un pouvoir de direction et lui donnait des directives pour l’exécution de la tâche qui lui était confiée,
- Mon client ne disposait pas de clientèle personnelle et ne travaillait pour aucun autre donneur d’ordres qu’Ornikar. Ornikar était donc son donneur d’ordre exclusif,
- Ornikar contrôlait l’exécution des tâches confiées à mon client,
- Ornikar disposait du pouvoir de sanctionner les éventuels manquements commis par mon client,
- Ornikar rémunérait mon client qui ne disposait pas d’autres sources de revenus.
Pour toutes ces raisons, puisque la loi ne donne pas de définition du contrat de travail, le « contrat de partenariat » doit être requalifié en contrat de travail lorsque les critères en sont réunis.
Je vous rappelle que du point de vue du code civil (C. civ., art. 1106 [1]), le contrat de travail est ce qu’on appelle un contrat synallagmatique, c’est-à-dire celui par lequel deux contractants, l’employeur et le salarié, s’obligent réciproquement.
En se référant à la doctrine et à la jurisprudence, on peut dire que le contrat de travail est un contrat par lequel une personne s’engage à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre personne, moyennant rémunération.
Trois éléments caractérisent donc le contrat de travail :
- la fourniture d’un travail,
- le paiement d’une rémunération,
- l’existence d’un lien de subordination juridique.
En cas de litige, le juge ne s’attache pas à la dénomination du contrat mais à la situation de fait.
Depuis un arrêt du 13 novembre 1996, la jurisprudence donne une définition de la subordination juridique commune au droit du travail et de la Sécurité sociale.
Le lien de subordination se caractérise par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
Le critère unique et primordial du salariat est donc constitué par l’existence d’un travail accompli dans un lien de subordination.
Ces trois éléments étant caractérisés dans cette affaire, la requalification en contrat de travail s’impose.
Les auto-écoles dénoncent depuis longtemps le recours par les « plateformes » aux moniteurs « indépendants » et la concurrence déloyale qu’elle introduit. Les « plateformes » réfutent ces arguments en niant tout lien de subordination. Comment avez-vous démontré le lien de subordination existant entre la plateforme et votre client ?
J’ai démontré que mon client accomplissait une prestation de travail effectif dans les conditions prévues par le contrat et les conditions générales annexées dans un état de subordination à l’égard du donneur d’ordres. Dans le détail :
- Les élèves s’inscrivaient et réservaient leurs cours de conduite sur la plateforme Ornikar,
- Mon client devait apposer sur son véhicule des autocollants magnétiques « Ornikar » permettant d’identifier que les cours de conduite étaient réalisés pour le compte de l’enseigne « Ornikar »,
- Mon client a dû faire l’acquisition d’un véhicule spécifique « à double commandes muni d’un panneau de toit « auto-école » ou « véhicule école » de moins de 6 ans pour réaliser les cours de conduite pour le compte d’Ornikar,
- Le lancement de l’activité de mon client était assuré et encadré par Ornikar.
Un point régulier de l’activité réalisée par mon client était effectué par Ornikar.
Le pouvoir de direction d’Ornikar sur l’enseignant de conduite dans l’exercice des missions qui lui étaient confiées en exécution du « contrat de prestation » est manifeste.
De plus, Ornikar demandait à mon client de réaliser des comptes rendus d’activité et de faire un suivi en ligne des heures d’enseignement de conduite réalisées.
Le pouvoir de direction d’Ornikar sur l’enseignant de conduite est manifeste.
De même, l’enseignant ne pouvait pas exercer son activité librement puisqu’il était contraint de suivre la méthode pédagogique préconisée par Ornikar pour la réalisation et le suivi de l’enseignement des heures de conduite. Par ailleurs, le livret d’apprentissage de la conduite était fourni aux élèves directement par Ornikar.
Une évaluation de la prestation de travail réalisée par l’enseignant était réalisée à l’issue de chaque heure de conduite, et en cas de manquement, une mise en garde était adressée au requérant.
De même, Ornikar contactait régulièrement l’enseignant pour lui demander des comptes sur l’exécution des missions qui lui étaient confiées dans le cadre de leur contrat de partenariat.
Pour toutes ces raisons, il est manifeste que :
- L’enseignant de conduite était tenu, sous peine de sanctions, de se conformer aux règlements internes et directives fixés unilatéralement par Ornikar, de participer aux activités sollicitées par Ornikar, de suivre les consignes données lors des leçons d’enseignement de la conduite, de respecter les horaires et le secteur géographique d’affectation ;
- Il percevait des sommes en contrepartie du temps passé à l’enseignement de la conduite aux élèves d’Ornikar ce dont il résultait que nonobstant la qualification conventionnelle de prestation, elles constituaient la rémunération d’une prestation de travail.
Compte tenu des éléments qui précèdent, il en résulte que le rôle de la plateforme ne se limitait pas à une simple mise en relation de l’enseignant et de l’élève !
Le statut d’indépendant a souvent été comparé à un retour au « travail à la tâche » en vigueur au XIXe siècle. Le législateur s’est saisi du sujet dans la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 (LOM) dont l’article 44 encourage les plateformes de mise en relation par voie électronique à établir une charte de responsabilité sociale. Comment voyez-vous les choses évoluer à l’avenir ?
Le développement des plateformes numériques de mise en relation fait apparaître une nouvelle forme de travail indépendant qui peut parfois induire une dépendance économique du travailleur vis-à-vis d’un intermédiaire. Toutefois, nous constatons une grande diversité d’acteurs et de modèles en la matière. Travailler via une plateforme numérique n’est pas automatiquement synonyme de précarité ou de dépendance économique. À mon sens, à ce jour, la jurisprudence a eu l’occasion de se prononcer sur les critères dont la réunion est nécessaire pour caractériser un « lien de subordination ».
Lorsque l’objet de la plateforme et ses conditions d’exercice constituent à la fois une fraude aux dispositions du code du travail mais également une concurrence déloyale aux autres acteurs du secteur, la requalification en contrat de travail s’impose.
C’est le sens du rôle confié aux juges prud’homaux. Lorsque des requalifications en contrats de travail sont prononcées, les plateformes doivent se résoudre à faire application de la loi et des décisions de justice.
À mon sens, instaurer une présomption de non-salariat pour l’ensemble des travailleurs utilisant une plateforme conduirait à valider des stratégies de contournement du droit du travail au détriment des travailleurs, ce qui n’est pas souhaitable. À l’inverse, qualifier, par voie législative, et de façon générale, de salariés des travailleurs qui demeurent libres d’organiser leur travail sans être soumis à un pouvoir de direction de la part de la plateforme de mise en relation poserait un certain nombre de problèmes juridiques difficiles à résoudre.
La création d’un statut intermédiaire entre le travail indépendant et le salariat, qui est parfois proposée, n’apparaît pas non plus pertinente.
Appliquons la législation existante. J’ai toute confiance en la justice prud’homale pour ce faire sans que nous venions ajouter encore de nouveaux textes législatifs en la matière.
Prochaines échéances : l’audience de jugement dans l’affaire évoqué dans cet entretien aura lieu le 13 octobre 2021.
Dans la presse cette semaine :
- Les chauffeurs Uber sont bien des « travailleurs » salariés au Royaume-Uni, selon la Cour suprême (Le Monde, 19 février 2021)
- Deliveroo, Uber Eats : l’esclavage sympa (Marianne, 18 février 2021)
[1] Art. 1106 (Ord. no 2016-131 du 10 février 2016, art. 2, en vigueur le 1er oct. 2016). Le contrat est synallagmatique lorsque les contractants s’obligent réciproquement les uns envers les autres. Il est unilatéral lorsqu’une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres sans qu’il y ait d’engagement réciproque de celles-ci.